Pouvoirs de la ville. Note sur la pensée urbaine et les langages politiques au début de l’âge moderne


resumo resumo

Romain Descendre



est le rejeton du seigneur Francesco Sforza, selon une logique que les termes d’« utopie » ou même de cité « idéale » ne permettent pas de saisir pleinement : il ne s’agit pas tant d’exposer ce que serait une irréalisable cité parfaite que de détailler ce que serait une ville qui réaliserait de façon immédiate et transparente la volonté princière, expression urbaine d’un pouvoir politique sans entraves ni résistances, mais conçue sur la base même de l’existant et correspondant à bien des aspects spécifiques de la ville de Milan dominée par le prince[1]. Tout, dans la ville, apparaît comme une manifestation directe du pouvoir princier : depuis la géométrisation et la rationalisation des diverses fonctions urbaines qui s’expriment dans le tracé et la conception de la Sforzinda [Fig. 1], jusqu’à la création d’espaces où s’applique directement le pouvoir souverain, telle la prison, appelée l’« Ergastolon » : une maison de travail, selon le sens du latin ergastulum, ou plutôt, en accord avec la réalité de cette institution romaine et selon la traduction qu’en donne Filarete lui-même, une « prison d’esclaves » (pregione di servi), où le labeur des détenus est effectué au bénéfice de la communauté et selon un « ordre » (mot omniprésent) qui correspond à la fois à une hiérarchie des peines, à une organisation des différents métier et à une répartition spatiale parfaitement définie.

L’idée selon laquelle la ville fondée par un prince était son œuvre, comme s’il en était lui-même le créateur effectif, était commune à cette époque. Dans bien des « vies » de princes écrites par les auteurs du XVe siècle – notamment par Pier Candido Decembrio ou Vespasiano da Bisticci –, les seigneurs étaient eux-mêmes présentés comme les auteurs des édifices qu’ils avaient commandités[2]. À ce titre, la  Sforzinda ne force aucunement le sens et l’origine politiques des constructions urbaines. On est cependant ici en présence d’un cas limite, d’une exemplification idéalisée de ce que peut être une ville entièrement et systématiquement investie par le pouvoir. Reste à voir si ce type d’idéalisations se retrouvait aussi dans les lieux où l’espace urbain était réfléchi, ainsi que dans les pratiques effectives de planification des villes.

 

 

Patrick Boucheron, « De la ville idéale à l’utopie urbaine : Filarète et l’urbanisme à Milan au temps des Sforza », dans T. Bonzon, P. Boucheron, B. Marin, F. Moret (sous la direction de), Idées de villes, villes idéales, Cahiers de Fontenay, 69-70, 1993, p. 53-80 ; cf., notamment, p. 71 : « La ville idéale de Filarete n’est pas autre chose  qu’une idéalisation de la Milan des Sforza. Idéalisation, en ce sens que le pouvoir politique s’y exprime sans entraves, que le tissu urbain se soumet sans résistance aux désirs princiers, que les dynamiques réelles, à l’œuvre dans la capitale lombarde, sont projetées jusque dans leurs limites logiques ».

Pier Candido Decembrio, Vita di Filippo Maria Visconti, a cura di E. Bartolini, Adelphi, Milano, 1983 et Vespasiano da Bisticci, Le vite, a cura di A. Greco, Firenze, 1970 ; sur cette question : A. D. Fraser Jenkins, « Cosimo de’ Medici’s Patronage of Architecture and the Theory of Magnificence », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 33 (1970), p. 162-170 : 169.



[1] Patrick Boucheron, « De la ville idéale à l’utopie urbaine : Filarète et l’urbanisme à Milan au temps des Sforza », dans T. Bonzon, P. Boucheron, B. Marin, F. Moret (sous la direction de), Idées de villes, villes idéales, Cahiers de Fontenay, 69-70, 1993, p. 53-80 ; cf., notamment, p. 71 : « La ville idéale de Filarete n’est pas autre chose  qu’une idéalisation de la Milan des Sforza. Idéalisation, en ce sens que le pouvoir politique s’y exprime sans entraves, que le tissu urbain se soumet sans résistance aux désirs princiers, que les dynamiques réelles, à l’œuvre dans la capitale lombarde, sont projetées jusque dans leurs limites logiques ».

[2] Pier Candido Decembrio, Vita di Filippo Maria Visconti, a cura di E. Bartolini, Adelphi, Milano, 1983 et Vespasiano da Bisticci, Le vite, a cura di A. Greco, Firenze, 1970 ; sur cette question : A. D. Fraser Jenkins, « Cosimo de’ Medici’s Patronage of Architecture and the Theory of Magnificence », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 33 (1970), p. 162-170 : 169.