Pour une science humaine du discours. Des affects et des vertus dans la science réflexive


resumo resumo

Marie Anne Paveau



2. Savoir et valeur : la connaissance doit-elle être vertueuse ?

La subjectivité, ce sont des affects mais aussi des valeurs, les deux n’étant pas séparés en deux catégories nettement dessinées, mais se mélangeant réciproquement. Si la recherche scientifique a pour objectif de produire des connaissances, elle met aussi (et surtout ?) en jeu des gens, et même des agents : agents psychiques, agents sociaux, agents moraux, agents intellectuels, agents affectifs. Le discours sur la recherche et de la recherche se focalise volontiers sur les savoirs (perspective knowledge-based), leur nature, leur obtention, leur source, etc. Mais il porte rarement sur les personnes, celles des chercheur.e.s et celles de leurs enquêté.e.s, et des rôles et des comportements que ces personnes seraient susceptibles ou désireuses d’adopter pour que les résultats de la recherche scientifique soient valables et valides.

Il existe un courant de pensée sur les liens entre savoir et valeur, entre l’épistémique et l’éthique, qui fournissent un dispositif intéressant de réflexion sur cette activité particulière, commune aux chercheurs, aux passionnés, aux collectionneurs et à bien d’autres sans doute : l’activité d’élaborer des savoirs, de les rassembler dans des lieux de consultation (archives, encyclopédies, collections, etc.) et de les enseigner, transmettre ou diffuser. Ces travaux présentent l’activité de savoir comme profondément réflexive, la réflexivité étant amenée par la question morale.

En 1958, Elizabeth Anscombe publie un article devenu célèbre, « Modern Moral Philosophy », où elle plaide pour le retour en philosophie morale à une théorie des valeurs qui mette l’accent sur les agents et non plus seulement sur les actes, en évitant à la fois le conséquentialisme et le déontologisme. Ce « retour à Aristote » doit s’accompagner selon elle d’une philosophie de la psychologie qui permette de tirer au clair les concepts impliqués dans les actions des agents, en particulier l’intention et la motivation. Dans cette lignée, se développe à partir des années 1980 environ, dans la philosophie anglophone, le courant de l’épistémologie des vertus (virtue epistemology), qui signe le tournant éthique de l’épistémologie, et qui se situe à l’interface de l’épistémologie, de l’éthique et de la philosophie de l’esprit. Des philosophes comme Linda Zagbevski (1996, 2004), Ernest Sosa (1991) ou John Greco (2010) proposent d’articuler vertu intellectuelle et vertu morale. Dans un article de synthèse sur les relations entre normes éthiques et normes cognitives, Pascal Engel et Kevin Mulligan formulent clairement le problème posé : « Peut-on dire que la logique est une éthique de la pensée et que l’épistémologie est une éthique de la croyance ? » (2003, p. 171). Ils résument les trois réponses possibles :