Pour une science humaine du discours. Des affects et des vertus dans la science réflexive


resumo resumo

Marie Anne Paveau



elles-mêmes, telles que croire, penser, juger ou raisonner, sont soumises à des obligations. Celui qui juge mal ou commet une erreur de raisonnement doit-il être santionné ou blâmé ? C’est pourtant bien ce que semble suggérer Locke quand il parle des « devoirs qu’on a envers la vérité » et déclare que celui qui ne cherche pas « la vérité dans l’esprit qu’il doit la chercher… est comptable de toutes les fautes où il s’engage ». Quand le mathématicien victorien William Clifford déclare, dans son essai fameux « L’éthique de la croyance » (1877) qu’« on a tort, toujours et partout, de croire quoi que ce soit sur la base de données insuffisantes », il semble assimiler purement et simplement les obligations propres à la sphère du connaître à des obligations éthiques. Mais le savant qui se trompe ou qui soutient une théorie trop audacieuse commet-il une faute ? Faust, le docteur Mabuse, Frankenstein, et les savants fous qui peuplent la science fiction sont certainement des hommes mauvais ou imprudents, parce qu’ils font un usage mauvais de la science, mais ce ne sont pas, par définition, de mauvais savants. En quel sens peut-on alors parler d’obligations épistémiques ? […] (ENGEL, 2012, p. 168-169).

 

La réponse de Pascal Engel passe par l’éducation : la vertu épistémique, ça s’apprend, et de même que nous apprenons à écrire et à compter, nous pouvons apprendre à nous comporter de manière éthique dans la production des connaissances :

 

Juger et raisonner ne sont pas simplement ces capacités naturelles, mais des aptitudes qui s’apprennent et s’éduquent. Dans la mesure où l’éducation de nos capacités naturelles est au service de nos objectifs de connaissance, et qu’il est en notre pouvoir de cultiver ou non ses capacités et de les améliorer, on peut dire qu’à ces objectifs sont associés certains devoirs : celui de contrôler nos données avant de formuler un jugement (éviter ce que Descartes appelait la précipitation et la prévention), celui d’apprendre à raisonner (notamment en apprenant la logique et l’usage des statistiques). […] (ENGEL 2012, p. 169)

 

Dans les universités françaises, il n’existe pas d’enseignement de ces « obligations épistémiques », sauf peut-être dans quelques cours d’épistémologie. La pensée d’une vertu du savoir, l’idée que nous pourrions produire de « bons » et de « mauvais » savoirs est très difficile à émettre, déclenchant des réactions de méfiance. On convoque vite le spectre de la science normative, doctrinaire, idéologique, et l’objectivité est aussitôt présentée comme un rempart contre la dangereuse ascientificité. Mais s’interroger sur la valeur de ses procédures et ses résultats de recherche, c’est faire preuve à mon avis d’une saine réflexivité. Ernest Sosa a produit une distinction qui me semble parlante et opératoire pour expliquer ce que serait un savoir qui respecterait des obligations épistémiques. Il distingue en effet deux types de savoir, le « savoir animal » et le « savoir réflexif » :